Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 28 octobre 2015, 14-22.207, Publié au bulletin

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :


Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. X..., photographe, a réalisé entre 1974 et 1984 des reportages pour le magazine « Lui » édité par la société Filipacchi, aux droits de laquelle se trouve la société Hachette Filipacchi presse (la société) ; que, reprochant à cette dernière de ne pas lui avoir restitué les clichés photographiques dont il lui avait remis les négatifs aux fins de reproduction dans ce magazine, sans toutefois lui en avoir cédé la propriété corporelle, il l'a assignée en réparation du préjudice en résultant ; que, pour s'opposer à cette demande, la société a soutenu être propriétaire des supports matériels des photographies litigieuses ;

Sur le moyen relevé d'office, après avis donné aux parties conformément à l'article 1015 du code de procédure civile :

Vu les articles 72 et 563 du code de procédure civile ;

Attendu que, pour déclarer irrecevable le moyen soulevé par la société en cause d'appel, tiré de la qualité de salarié de M. X..., l'arrêt, après avoir relevé que la société avait mentionné, dans ses précédentes conclusions, que M. X... était un photographe indépendant, retient qu'en application du principe de l'estoppel, elle ne peut, sans se contredire au détriment de ce dernier, lui opposer dans la même procédure sa qualité de photographe salarié qu'elle avait jusqu'alors déniée ;

Qu'en statuant ainsi, alors que les défenses au fond peuvent être invoquées en tout état de cause et que, pour justifier les prétentions qu'elles ont soumises au premier juge, les parties peuvent, en cause d'appel, invoquer des moyens nouveaux, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

Et sur le moyen unique, pris en sa troisième branche :

Vu les articles 544 du code civil et L. 111-3 du code de la propriété intellectuelle ;

Attendu que, pour condamner la société à payer des dommages-intérêts en réparation du préjudice patrimonial résultant de la non-restitution des clichés photographiques, l'arrêt retient qu'elle ne rapporte pas la preuve de l'acquisition des supports transformés par l'intervention du photographe ;

Qu'en statuant ainsi, alors que, selon ses propres constatations, la société avait financé les supports vierges et les frais techniques de développement, ce dont il résultait qu'elle était le propriétaire originaire desdits supports, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déclare irrecevable la demande de restitution des clichés photographiques formée par M. X..., l'arrêt rendu le 19 juin 2014, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ; remet, en conséquence, sauf sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris ;

Condamne M. X... aux dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-huit octobre deux mille quinze.

MOYEN ANNEXE au présent arrêt

Moyen produit par la SCP Hémery et Thomas-Raquin, avocat aux Conseils, pour la société Hachette Filipacchi presse.

Il est fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'avoir condamné la société HACHETTE FILIPACCHI PRESSE à payer à Jean-Pierre X... la somme de 100.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice patrimonial résultant de la non restitution des clichés photographiques ;

AUX MOTIFS QUE « sur la propriété des supports matériels des photographies, sur la qualité de photographe salarié de Jean-Pierre X..., que pour la première fois en cause d'appel, la société HFP invoque la qualité de salarié de Jean-Pierre X..., en se fondant sur les articles 7112-1 et 7111-4 du Code du travail, pour en déduire qu'en tant qu'employeur, elle est propriétaire des supports matériels des photographies réalisées par son salarié dans le cadre de son contrat de travail ; que si les parties ne peuvent, en application de l'article 564 du Code de procédure civile, soumettre à la Cour de nouvelles prétentions, l'article 565 dispose qu'elles ne sont pas considérées comme telles dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent ; que l'invocation de la qualité de salarié de Jean-Pierre X... n'est donc pas nouvelle en ce qu'elle tend aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, à savoir établir la propriété de la société HFP sur les supports matériels des photographies ; mais que l'appelant relève à juste titre que la société HFP a mentionné, dans ses conclusions signifiées le 23 mai 2011, que Jean-Pierre X... est et était un photographe indépendant, puis dans ses conclusions d'incident du 20 novembre 2013, Francis Y... bénéficiant d'un statut très différent puisque salarié et non indépendant ; que la société HFP ne peut, sans se contredire, au détriment de l'appelant, lui opposer dans la même procédure sa qualité de photographe salarié qu'elle avait déniée jusqu'à la signification de ses dernières écritures ; qu'en application du principe de l'estoppel, afin de respecter les règles de cohérence et de loyauté procédurale, ce moyen doit être déclaré irrecevable » (cf. arrêt p. 4 et 5) ;

1°/ ALORS, D'UNE PART, QUE la seule circonstance qu'une partie se contredise n'emporte pas nécessairement fin de non-recevoir ; qu'il n'en est ainsi qu'en présence d'un changement fautif de position procédurale de nature à induire autrui en erreur sur ses intentions ; que pour retenir en l'espèce qu' « en application du principe de l'estoppel, afin de respecter les règles de cohérence et de loyauté procédurale », la société HFP serait irrecevable à invoquer, en se fondant sur les articles L. 7112-1 et L.7111-4 du Code du travail, la qualité de salarié de Jean-Pierre X... pour en déduire qu'en tant qu'employeur, elle est propriétaire de supports matériels des photographies réalisées par Jean-Pierre X..., la Cour d'appel s'est bornée à relever que si ce moyen tendait ainsi aux mêmes fins que ceux soumis aux premiers juges, à savoir établir la propriété de la société HFP sur lesdits supports, cette société a « mentionné » dans ses conclusions signifiées le 23 mai 2011 que Jean-Pierre X... « est et était un photographe indépendant » puis, dans ses conclusions d'incident du 20 novembre 2013, que « Francis Y... bénéficiant d'un statut très différent puisque salarié et non indépendant » ; qu'en s'abstenant ainsi de caractériser en quoi, en soutenant en appel que, sur le fondement de dispositions du Code du travail, la qualité de photographe salarié devait être reconnue à Jean-Pierre X... quand elle avait antérieurement au contraire mentionné qu'il était un photographe indépendant, la société HFP aurait ainsi fautivement adopté une attitude de nature à induire Jean-Pierre X... en erreur sur ses intentions, bien qu'il s'agisse toujours pour elle d'établir sa propriété sur les supports matériels des photographies, la Cour d'appel, qui a ainsi jugé que la seule circonstance que la société HFP se contredise emportait fin de non-recevoir, a violé ensemble l'article 122 du Code civil et le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui ;

ET AUX MOTIFS QUE « sur la propriété des supports des photographies, que selon les articles L. 111-1 et L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle, la propriété incorporelle, dont jouit l'auteur sur son oeuvre du seul fait de sa création, est indépendante de la propriété de l'objet matériel et les droits de propriété intellectuelle subsistent en la personne de l'auteur qui ne pourra exiger du propriétaire de l'élément matériel la mise à disposition de cet objet qu'en cas d'abus notoire du propriétaire empêchant l'exercice du droit de divulgation ; que la société HFP se prévaut de la propriété des clichés réalisés pour le magazine LUI pour les avoir financés et invoque, à cet effet, les attestations établies par Françoise Z... et Claudette A... ainsi que l'aveu de Jean-Pierre X... dans une attestation rédigée, le 2 mars 2008, dans le cadre d'un autre litige ; que Françoise Z..., anciennement secrétaire générale du groupe HACHETTE FILIPACCHI MEDIAS, certifie que tous les frais correspondant à la production des photographies du magazine LUI réalisées par les différents photographes du journal, dont Jean-Pierre X..., étaient pris en charge par l'éditeur quel que soit le statut salarié ou non du photographe, en précisant que cela concernait le prix des pellicules, le développement des tirages et duplicata, les frais de studio, de modèles, de voyage et de séjour ; que Claudette A..., responsable juridique au sein du groupe FILIPACCHI entre 1974 et 2008, confirme que tous les frais de prise en charge des photographes du magazine en relation avec les photos, quel que soit leur statut, étaient financés par l'éditeur ; que dans une attestation datée du 2 mars 2008, Jean-Pierre X... affirme que la rédaction du magazine LUI mettait à sa disposition le matériel nécessaire et s'occupait du développement du film dont le prix était inclus ; mais que le seul financement des supports vierges et des frais techniques de développement n'emporte pas, sauf convention expresse, le transfert au profit de la société éditrice de la propriété matérielle des clichés originaux ; qu'au vu des éléments versés aux débats, la société HFP ne rapporte pas la preuve qu'elle a acquis les supports transformés par l'intervention du photographe ; sur la remise des supports des photographies, qu'il appartient donc à Jean-Pierre X... qui invoque la remise à la société HFP des supports des photographies prises au cours des reportages qu'elle a commandés et publiées dans le magazine LUI d'en rapporter la preuve ; qu'il est établi par les extraits des revues produits aux débats et par l'expertise amiable réalisée par M. B... que la société HFP a publiés dans 18 numéros de la version française du magazine LUI dont elle est l'éditrice, parus entre le mois de septembre 1973 et le mois de novembre 1984, 157 photographies sous le nom de Jean-Pierre X..., et dans les versions étrangères du magazine, 71 photographies de ce photographe ; que Jean-Pierre X... fait valoir pertinemment que la publication dans les versions étrangères du magazine LUI, plusieurs années après la première publication dans la version française, de photographies issues des mêmes reportages, confirme la détention par l'éditeur de supports matériels de ses oeuvres ; qu'il convient donc de rechercher la nature des supports dont devait disposer l'éditeur pour procéder à la publication de ces clichés photographiques » (cf. arrêt p. 5 et 6) ;

(...)

« que seule est établie avec certitude la remise par Jean-Pierre X... à l'éditeur, aux fins de publication, des supports des photographies effectivement publiées dans le magazine LUI en version française et étrangère, soit au total 228 clichés » (cf. arrêt p. 8, dernier §) ;

(...)

« sur la responsabilité de la société HFP et le préjudice de Jean-Pierre X... ; que selon l'article 1932 du Code civil, le dépositaire doit rendre identiquement la chose même qu'il a reçue ; que la société HFP, dépositaire des clichés remis par Jean-Pierre X... en vue de leur publication dans le magazine LUI, est tenue de les lui restituer ou d'indemniser les pertes qui ne seraient pas dues à une cause étrangère, non alléguée en l'espèce ; que la société HFP ne peut se prévaloir en qualité de dépositaire, gardien des choses déposées, de la prescription acquisitive, faute de justifier d'une possession utile ; que la société HFP conteste en vain la qualité d'auteur de Jean-Pierre X... qui, aux termes de l'article L. 113-1 du Code de la propriété intellectuelle, appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'oeuvre a été divulguée ; qu'en effet, le nom de Jean-Pierre X... est mentionné, dans le sommaire des magazines, en qualité de photographe en marge du titre du reportage illustré de ses clichés ; qu'elle dénie aussi vainement l'originalité des photographies par elle sélectionnées ; que la technique dite du « bracketing » qui consiste, selon l'expert M. B..., à prendre une série de photographies successives en un seul déclenchement, en faisant varier la vitesse d'exposition et l'ouverture du diaphragme, l'exposition variant automatiquement entre les prises de vues, n'exclut pas en soi l'intervention personnelle du photographe ; qu'ainsi, les planches contact examinées par l'expert, jointes en annexe 4, révèlent les différences d'exposition, de lumière et les variations de position des modèles ; qu'il ressort de l'examen des photographies publiées, auquel la Cour a procédé, que le choix du décor, du cadrage, de l'angle de prise de vue du modèle, la maîtrise de la lumière traduisent l'empreinte de la personnalité de l'auteur et confèrent aux photographies revendiquées l'originalité requise pour bénéficier de la protection des oeuvres de l'esprit au sens des dispositions du Livre I du Code de la propriété intellectuelle ; que Jean-Pierre X... caractérise son préjudice patrimonial en la perte d'une chance d'exploiter les photographies non restituées » (cf. arrêt p. 9 et 10) ;

(...)

« qu'au regard de ces éléments, notamment du caractère aléatoire de la réalisation du stock de 228 clichés retenus par la société HFP, la perte de chance d'en tirer profit sur le marché de l'art ensuite de la non restitution sera entièrement réparée par l'allocation de la somme de 100.000 € » (cf. arrêt p. 11) ;

2°/ ALORS, D'AUTRE PART, QUE tout jugement doit être motivé ; qu'en l'espèce, rappelant que la propriété incorporelle de l'article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle est indépendante de la propriété de l'objet matériel, la société HFP faisait valoir dans ses conclusions d'appel qu'en application des articles 544 et suivants du Code civil, la propriété matérielle de clichés photographiques revient à celui qui les a financés et qu'étant établi qu'elle avait financé l'achat des pellicules et des frais de développement des photographies réalisées par Jean-Pierre X... pour le magazine LUI, ce dernier n'était pas propriétaire ab initio de leur support matériel ; qu'en retenant que « le seul financement des supports vierges et des frais techniques de développement n'emporte pas, sauf convention expresse, le transfert au profit de la société éditrice de la propriété matérielle des clichés originaux », sans donner aucun motif pour justifier que Jean-Pierre X... en serait propriétaire ab initio, en sorte que, comme elle l'a retenu, la société HFP ne pourrait en être reconnue propriétaire qu'en établissant avoir « acquis les supports transformés par l'intervention du photographe », la Cour d'appel a entaché sa décision de défaut de motif, en violation de l'article 455 du Code de procédure civile ;

3°/ ALORS, DE TROISIEME PART, QUE la propriété incorporelle de l'article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle est indépendante de la propriété de l'objet matériel ; que la propriété du support matériel d'une oeuvre appartient à celui qui l'a financé, l'auteur conservant la propriété incorporelle attachée à l'oeuvre qu'il a créée ; qu'en retenant en l'espèce que le photographe Jean-Pierre X... serait propriétaire ab initio des supports, transformés par son intervention, des clichés photographiques originaux qu'il a réalisés pour le journal LUI sans qu'importe que les supports vierges et les frais techniques de développement de ces clichés aient été financés par la société HFP, éditrice du journal, la Cour d'appel a violé ensemble les articles L. 111-1, L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle ainsi que 544 et 545 du Code civil ;

4°/ ALORS, DE QUATRIEME PART, SUBSIDIAIREMENT, QU'en fait de meubles, possession vaut titre ; qu'en retenant en l'espèce que le transfert au profit de la société HFP de la propriété de l'objet matériel que constituent les supports des clichés photographiques supposerait une convention expresse, la Cour d'appel a violé les articles 2258 et 2276 du Code civil ;

5°/ ALORS, DE CINQUIEME PART, ENCORE SUBSIDIAIREMENT, QUE tout jugement doit être motivé ; que la charge de la preuve de l'existence d'un contrat de dépôt incombe au prétendu déposant et ne peut résulter de la seule remise du bien ; qu'en l'espèce, la société HFP contestait expressément avoir jamais consenti à recevoir les supports des clichés photographiques réalisés par Jean-Pierre X... pour le journal LUI en qualité de dépositaire ; qu'en se bornant à affirmer que, ne rapportant pas la preuve de leur acquisition, la société HFP serait dépositaire des supports des 228 clichés remis par Jean-Pierre X... en vue de leur publication, sans donner aucun motif pour justifier de l'existence d'un contrat de dépôt pourtant contestée et dont la preuve ne peut résulter de la seule remise du bien, la Cour d'appel a entaché sur ce point encore son arrêt de défaut de motif, en violation de l'article 455 du Code de procédure civile ;

6°/ ALORS, ENFIN, TOUJOURS SUBSIDIAIREMENT, QU'il résulte de l'article 1924 du Code civil que le dépôt, lorsqu'il dépasse le chiffre prévu à l'article 1341 du Code civil, est prouvé, à défaut d'écrit, par la déclaration de celui qui est attaqué comme dépositaire, soit pour le fait même du dépôt, soit pour la chose qui en fait l'objet, soit pour le fait de sa restitution ; qu'invoquant en l'espèce ces dispositions, la société HFP demandait à la Cour d'appel de prendre acte de ce qu'attaquée comme dépositaire, elle déclare qu'il n'existe aucun dépôt (cf. conclusions p. 57) ; qu'en retenant que la société HFP serait « dépositaire des clichés remis par Jean-Pierre X... en vue de leur publication dans le magazine LUI et tenue en conséquence de les lui restituer ou d'indemniser les pertes qui ne seraient pas dues à une cause étrangère non alléguée en l'espèce », sans répondre à ce moyen des conclusions de la société HFP, la Cour d'appel a derechef privé sa décision de motif, en violation de l'article 455 du Code de procédure civile.

ECLI:FR:CCASS:2015:C101168
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