Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 13 mai 2003, 02-84.028, Publié au bulletin

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le treize mai deux mille trois, a rendu l'arrêt suivant :

Sur le rapport de Mme le conseiller référendaire AGOSTINI, les observations de Me BOUTHORS et de la société civile professionnelle MASSE-DESSEN et THOUVENIN, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général LAUNAY ;

Statuant sur les pourvois formés par :

- X... Henricus Johannes,

- Y... Josephus,

- Z... Johannes George,

- BRITISH AMERICAN TOBACCO MANUFACTURING BV,

- BRITISH AMERICAN TOBACCO EUROPE BV,

- BRITISH AMERICAN TOBACCO EXPORTS BV, civilement responsables,

- Le COMITE NATIONAL CONTRE LE TABAGISME, partie civile,

contre l'arrêt de la cour d'appel de RENNES, 3ème chambre, en date du 14 mars 2002, qui, pour infractions au Code de la santé publique, a, après relaxe partielle, condamné chacun des trois premiers à une amende de 45 000 euros, au paiement de laquelle les sociétés civilement responsables ont été déclarées solidairement responsables, et a prononcé sur les intérêts civils ;

Joignant les pourvois en raison de la connexité ;

Vu les mémoires en demande et en défense produits ;

Attendu qu'Henricus X... , Josephus Y..., Johannes Z... , respectivement dirigeants des sociétés de droit hollandais Rothmans Europe , Rothmans manufacturing et Rothmans services, aux droits desquelles figurent désormais les sociétés British american tobacco Europe , British american tobacco manufacturing et British american tobacco exports, ont été poursuivis par le Comité national contre le tabagisme (CNCT) pour avoir, sur les paquets de cigarettes de marque Winfield produits et commercialisés en France par leurs sociétés, d'une part fait précéder l'avertissement sanitaire général : "Nuit gravement à la santé", des termes "selon la loi n° 91-32", d'autre part reproduit les avertissements sanitaires spécifiques "Fumer provoque des maladies cardio-vasculaires" et "Femmes enceintes : fumer nuit à la santé de vos enfants" sans employer de caractères gras ni les faire figurer sur un fond contrastant ; que les premiers juges les ont relaxés pour le délit relatif à l'emploi des caractères gras et les ont condamnés pour le surplus ; que la cour d'appel a confirmé le jugement sauf en ce qui concerne la modification de l'avertissement sanitaire général ;

En cet état,

Sur le moyen unique de cassation proposé pour le Comité national contre le tabagisme, pris de la violation des articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, de la directive n° 89/622 du 16 novembre 1989 transposée en France par la loi n° 91.32 du 10 janvier 1991, dite loi Evin, L. 355-27II, L. 355-31 et L. 355-32 du Code de la santé publique (devenus les articles L. 3511-5, L. 3512-1 et L. 3512-2), 122-3 du Code pénal, 2, 10, 591 et 593 du Code de procédure pénale ;

"en ce que l'arrêt infirmatif a dit que les prévenus n'avaient pas engagé leur responsabilité pénale et civile à raison de l'adjonction dénaturante qu'il leur était reproché d'avoir réalisée sur des paquets de cigarettes ;

"aux motifs que, selon le droit communautaire, les Etats membres peuvent prévoir que les avertissements sanitaires soient accompagnés de la mention de l'autorité qui en est l'auteur (...) ; que l'indication de l'autorité auteur du message sanitaire est donc autorisée par le droit communautaire, d'usage généralisé dans le pays de l'Union et expressément prévue dans les pays de fabrication des paquets incriminés : les Pays-Bas ; que la loi française dite "Evin", ayant été l'adaptation du droit communautaire, ne prohibe pas cette "attribution" ; que la jurisprudence à l'époque des faits poursuivis, ici 1997 à 1999, était fluctuante et ce n'est que, par arrêt du 15 février 2000, que la chambre criminelle a statué dans le sens d'une violation de la loi pour toute adjonction dénaturante ; que, dès lors, c'est à juste titre que les prévenus invoquent une erreur de droit dans les termes de l'article 122-3 du Code pénal, d'autant que cette erreur était irrésistible puisque la Seita, entreprise d'Etat ayant alors le monopole des importations et de la commercialisation en France, avait, dans son mémento pratique, en page 8 (édition juin 1993), indiqué à propos des avertissements sanitaires : "Ils peuvent être précédés, sans aucune obligation, de l'origine du texte "selon la loi n° 91/32", voir annexe texte 20.1" tandis que le paragraphe "inscriptions à proscrire" ne fait aucune référence à ce problème ;

que le jugement sera infirmé quant à cette adjonction et les prévenus relaxés de ce chef, (arrêt pages 22 et 23) ;

"1 ) alors que, d'une part, la prohibition de toute adjonction à l'avertissement sanitaire procédant clairement de l'économie de la transposition en France par la loi n° 91.32 du 10 janvier 1991, dite loi Evin, de la directive communautaire n° 89/622 du 16 novembre 1989, la cour d'appel n'a pu légalement exonérer les prévenus de toute responsabilité, motif inexactement pris de prétendues incertitudes du droit positif interne ;

"2 ) alors que, d'autre part, l'erreur de droit alléguée par les prévenus, motif inopérant pris d'une mention erronée figurant dans un ancien mémento pratique de la Seita, laquelle n'est pas une autorité compétente au sens de l'article 122-3 du Code pénal, n'a pu, en l'espèce, être légalement retenue par la Cour ;

Vu l'article 122-3 du Code pénal ;

Attendu que, pour bénéficier de la cause d'irresponsabilité prévue par ce texte, la personne poursuivie doit justifier avoir cru, par une erreur sur le droit qu'elle n'était pas en mesure d'éviter, pouvoir légitimement accomplir le fait reproché ;

Attendu que, pour relaxer les prévenus du chef du délit de modification du message sanitaire général, la cour d'appel, faisant droit à l'argumentation de la défense, retient que l'indication de l'autorité auteur de ce message est autorisée par le droit communautaire et qu'elle est pratiquée dans onze pays de l'Union ; que les juges ajoutent qu'à la date des faits, la jurisprudence française sur la légalité de cette indication était fluctuante et qu'un mémento pratique de la SEITA indiquait qu'elle était autorisée ; qu'ils en déduisent que l'erreur sur le droit, irrésistible en l'espèce, peut être invoquée par les prévenus ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, par des motifs qui ne justifient ni le caractère inévitable de l'erreur ni la croyance des prévenus dans la légitimité d'une adjonction interdite par les dispositions de droit interne, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;

D'où il suit que la cassation est encourue de ce chef ;

Et sur le moyen unique de cassation proposé pour Henricus X... , Josephus Y... et les sociétés civilement responsables, pris de la violation des articles 1382 du Code civil, 2, 485, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale ;

"en ce que l'arrêt attaqué a condamné Henricus X... , Josephus Y... et Johannes Z... , solidairement avec les sociétés B.A.T. Manufacturing BV , B.A.T. Europe BV et B.A.T. Exports BV , civilement responsables de leurs dirigeants, à payer au C.N.C.T. 500 000 euros à titre de dommages et intérêts ;

"aux motifs que le préjudice à réparer correspond au coût entraîné par la nécessité de faire des campagnes d'information puisque les mentions ne sont pas clairement visibles sur les paquets de cigarettes ; que selon la partie civile, et à partir de chiffres publiés par la profession elle-même, le nombre de paquets de cigarettes "Winfield" vendus en France pendant la période considérée est de 367,37 millions ; que pour aboutir à ce chiffre, ils ont considéré le nombre de cigarettes et l'ont fait correspondre uniquement à des paquets de 30, ce qui est favorable aux prévenus puisqu'il y avait aussi des paquets de 10 et 20 cigarettes ; que ces chiffres ne sont pas discutés par les prévenus et les sociétés tenues civilement ; que le préjudice du C.N.C.T. étant la conséquence directe de l'absence de lisibilité des messages sanitaires à raison du fond non contrastant, un mode de réparation serait la pose d'un "stick" préimprimé conforme à la réglementation sur tous les paquets ; que, compte tenu du coût d'une telle opération, retenir un centime de franc par paquet apparaît raisonnable pour évaluer ce préjudice ; qu'en arrondissant à 350 millions de paquets, le préjudice est de 3 500 000 francs, soit plus de 500 000 euros ; que c'est cette somme qui sera retenue à titre de réparation sous forme de dommages et intérêts ;

"alors, d'une part, que les mesures de réparation intégrale d'un dommage peuvent consister en une mesure tendant soit à supprimer la cause même du dommage, soit à indemniser la victime du préjudice effectivement subi ; que ces deux types de réparation, alternatifs, peuvent, par essence même, engendrer des coûts différents à la charge des auteurs du dommage ; que les mesures de réparation sont déterminées par les juges du fond en fonction de la possibilité de prévenir le dommage ou de le réparer ;

qu'ayant constaté que les paquets de cigarettes avaient été vendus, ce dont il résultait que la mesure de réparation tendant à supprimer la cause du dommage par apposition d'un stick sur chaque paquet était impossible, la cour d'appel ne pouvait, sans violer les textes visés au moyen, évaluer le montant du dommage subi par le C.N.C.T. par référence au coût probable d'une telle mesure ;

"qu'à tout le moins, elle devait rechercher le coût des campagnes d'information, seule mesure reconnue susceptible de réparer le préjudice ; qu'en ne le faisant pas, elle n'a pas légalement justifié sa décision au regard des textes visés au moyen ;

"qu'en tout cas, la contradiction de motifs équivaut à leur absence ; qu'en retenant que le préjudice à réparer correspondait au coût entraîné par la nécessité de faire des campagnes d'information et en évaluant le montant du dommage par référence au coût d'une mesure totalement distincte, à savoir la pose d'un "stick" préimprimé, la cour d'appel s'est contredite et a violé les textes visés au moyen" ;

Et sur le moyen unique de cassation proposé pour Johannes De Vos , pris de la violation des articles 1382 du Code civil, 2, 485, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale ;

"en ce que l'arrêt attaqué a condamné Henricus X... , Josephus Y... et Johannes Z... , solidairement avec les sociétés B.A.T. Manufacturing BV , B.A.T. Europe BV et B.A.T. Exports BV , civilement responsables de leurs dirigeants, à payer au C.N.C.T. 500 000 euros à titre de dommages et intérêts ;

"aux motifs que le préjudice à réparer correspond au coût entraîné par la nécessité de faire des campagnes d'information puisque les mentions ne sont pas clairement visibles sur les paquets de cigarettes ; que selon la partie civile, et à partir de chiffres publiés par la profession elle-même, le nombre de paquets de cigarettes "Winfield" vendus en France pendant la période considérée est de 367,37 millions ; que pour aboutir à ce chiffre, ils ont considéré le nombre de cigarettes et l'ont fait correspondre uniquement à des paquets de 30, ce qui est favorable aux prévenus puisqu'il y avait aussi des paquets de 10 et 20 cigarettes ; que ces chiffres ne sont pas discutés par les prévenus et les sociétés tenues civilement ; que le préjudice du C.N.C.T. étant la conséquence directe de l'absence de lisibilité des messages sanitaires à raison du fond non contrastant, un mode de réparation serait la pose d'un"stick" préimprimé conforme à la réglementation sur tous les paquets ; que, compte tenu du coût d'une telle opération, retenir un centime de franc par paquet apparaît raisonnable pour évaluer ce préjudice ; qu'en arrondissant à 350 millions de paquets, le préjudice est de 3 500 000 francs, soit plus de 500 000 euros ; que c'est cette somme qui sera retenue à titre de réparation sous forme de dommages et intérêts ;

"alors, d'une part, que les mesures de réparation intégrale d'un dommage peuvent consister en une mesure tendant soit à supprimer la cause même du dommage, soit à indemniser la victime du préjudice effectivement subi ; que ces deux types de réparation, alternatifs, peuvent, par essence même, engendrer des coûts différents à la charge des auteurs du dommage ; que les mesures de réparation sont déterminées par les juges du fond en fonction de la possibilité de prévenir le dommage ou de le réparer ;

qu'ayant constaté que les paquets de cigarettes avaient été vendus, ce dont il résultait que la mesure de réparation tendant à supprimer la cause du dommage par apposition d'un stick sur chaque paquet était impossible, la cour d'appel ne pouvait, sans violer les textes visés au moyen, évaluer le montant du dommage subi par le C.N.C.T. par référence au coût probable d'une telle mesure ;

"qu'à tout le moins, elle devait rechercher le coût des campagnes d'information, seule mesure reconnue susceptible de réparer le préjudice ; qu'en ne le faisant pas, elle n'a pas légalement justifié sa décision au regard des textes visés au moyen ;

"qu'en tout cas, la contradiction de motifs équivaut à leur absence ; qu'en retenant que le préjudice à réparer correspondait au coût entraîné par la nécessité de faire des campagnes d'information et en évaluant le montant du dommage par référence au coût d'une mesure totalement distincte, à savoir la pose d'un "stick" préimprimé, la cour d'appel s'est contredite et a violé les textes visés au moyen" ;

Les moyens étant réunis ;

Vu l'article 593 du Code de procédure pénale ;

Attendu que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

Attendu que, pour réparer le préjudice subi par le CNCT du fait de l'impression des avertissements sanitaires spécifiques sur fond non contrastant, l'arrêt, après avoir énoncé que ce préjudice correspond au coût des campagnes d'information nécessaires pour compenser l'absence de lisibilité de ces avertissements, retient qu'il doit être indemnisé par l'allocation du prix d'une vignette préimprimée sur chacun des 350 millions de paquets de cigarettes vendus au temps de la prévention, soit au total 500 000 euros ;

Mais attendu qu'en l'état de ces motifs, empreints de contradiction, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;

D'où il suit que la cassation est derechef encourue ;

Attendu que, la condamnation prévue par l'article 618-1 du Code de procédure pénale ne pouvant être prononcée que contre l'auteur de l'infraction et au profit de la seule partie civile, la demande faite à ce titre par les prévenus et les sociétés civilement responsables contre le Comité national contre le tabagisme, partie civile, n'est pas recevable ;

Par ces motifs,

CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de RENNES, en date du 14 mars 2002, mais en ses seules dispositions civiles concernant l'adjonction des termes "selon la loi n° 91-32" à l'avertissement sanitaire général et l'impression sur un fond non contrastant des avertissements sanitaires spécifiques ;

Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Versailles, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

DECLARE IRRECEVABLE la demande des prévenus et des sociétés civilement responsables au titre de l'article 618-1 du Code de procédure pénale ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Rennes et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;

Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;

Etaient présents aux débats et au délibéré : M. Cotte président, Mme Agostini conseiller rapporteur, MM. Roman, Blondet, Palisse, Le Corroller conseillers de la chambre, Mmes Beaudonnet, Gailly, Salmeron conseillers référendaires ;

Avocat général : M. Launay ;

Greffier de chambre : Mme Daudé ;

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;

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