Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 11 mai 2004, 03-80.254, Publié au bulletin

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le onze mai deux mille quatre, a rendu l'arrêt suivant :

Sur le rapport de Mme le conseiller ANZANI, les observations de Me COSSA, avocat en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général FRECHEDE ;

Statuant sur le pourvoi formé par :

- LA SOCIETE PAUMIER ET FILS, partie civile,

contre l'arrêt de la cour d'appel de ROUEN, chambre correctionnelle, en date du 18 décembre 2002, qui, dans la procédure suivie contre Fabienne X... du chef de vol, a prononcé sur les intérêts civils ;

Vu le mémoire produit ;

Sur le second moyen de cassation, pris de la violation des articles 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 122-3 et 311-2 du Code pénal, 1382 du Code civil, 593 et 575 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale ;

"en ce que l'arrêt attaqué a débouté la société anonyme Etablissements Paumier et Fils de sa demande en paiement de dommages et intérêts contre Fabienne Y... épouse X... ;

"aux motifs qu'en application des dispositions de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, tout citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants sur les normes juridiques applicables à ses actes, c'est-à-dire des règles suffisamment précises et constantes lui permettant de "prévoir à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé" ; que selon la jurisprudence traditionnelle de la chambre criminelle de la Cour de Cassation, les agissements de Fabienne Y... épouse X... sont constitutifs du délit de vol mais, selon la doctrine, cette position rigoureuse a pour résultat de sanctionner pénalement l'exercice par le salarié de ses droits de la défense, et, selon certaines décisions de juridictions pénales du fond telles que les cours d'appel de Paris (12 février 1996, 13e chambre A), Versailles (29 avril 1994, 13 novembre 1997), Douai (23 octobre 1996) et Grenoble (3 juin 1998), il n'y a pas d'intention frauduleuse lorsque le salarié a seulement voulu se procurer les éléments de son argumentation devant la juridiction prud'homale ; la chambre sociale de la Cour de Cassation a elle-même reconnu le droit d'un salarié de produire en justice, pour assurer sa défense dans le procès qui l'oppose à son employeur devant le juge prud'homal, les documents de l'entreprise dont il a connaissance à l'occasion de ses fonctions (Cass. Soc.2 décembre 1998) ; qu'en l'espèce, le procureur de la République, le juge d'instruction et le Procureur général ont d'ailleurs estimé que les faits reprochés à Fabienne Y... épouse X... ne caractérisaient pas une appréhension frauduleuse ; que les énonciations qui précèdent et les éléments d'appréciation soumis à la Cour par Fabienne Y... épouse X... permettent de considérer qu'ayant eu connaissance de l'existence de solutions contradictoires retenues par les professionnels du droit les plus qualifiés et ayant été conseillée par son avocat qui l'a assurée de la licéité de son action, elle justifie avoir cru, par une erreur de droit provoquée par l'incertitude juridique et qu'elle n'était pas en mesure d'éviter, pouvoir légitimement reproduire les documents comptables qu'elle détenait dans le cadre de l'exercice de son activité salariée pour en utiliser les photocopies à l'appui de son argumentation devant la juridiction prud'homale, et qu'elle est fondée à se prévaloir des dispositions de l'article 122-3 du Code pénal, ce qui empêche de lui imputer la responsabilité pénale d'une soustraction frauduleuse ; que dans ces conditions, il y a lieu de confirmer le jugement déféré dans les limites de l'appel portant sur les seules dispositions civiles, en ce que le tribunal, après avoir prononcé la relaxe de la prévenue, a déclaré recevable la constitution de partie civile de la société Etablissements Paumier et Fils et a débouté celle-ci de toutes ses demandes ;

"alors que l'irresponsabilité pénale prévue par l'article 122-3 du Code pénal ne peut résulter que d'une erreur sur le droit, que la personne n'était pas en mesure d'éviter et, en raison de laquelle, elle a cru pouvoir légitimement accomplir l'acte ; que n'a pu commettre une erreur de droit, au sens de ce texte, le salarié qui ayant eu connaissance par son avocat des limites apportées par la jurisprudence au principe selon lequel se rend coupable de vol un préposé qui appréhende frauduleusement des documents de son employeur à l'insu et contre le gré de celui-ci, pendant le temps nécessaire à leur reproduction, lorsque ce vol est réalisé en vue d'une action prud'homale, en l'espèce, avait appréhendé des "brouillards" comptables et les avait reproduits à l'insu de son employeur pour les utiliser devant la juridiction prud'homale au lieu de saisir le juge d'une demande de production de pièces ; qu'en jugeant du contraire, pour rejeter la demande en paiement de dommages et intérêts, la cour d'appel a violé chacun des textes susvisés" ;

Vu les articles 122-3 du Code pénal, 593 du Code de procédure pénale, ensemble le principe du respect des droits de la défense ;

Attendu que, pour bénéficier de la cause d'irresponsabilité prévue par le premier de ces textes, la personne poursuivie doit justifier avoir cru, par une erreur sur le droit qu'elle n'était pas en mesure d'éviter, pouvoir légitimement accomplir le fait reproché ;

Attendu que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué que la société Etablissements Paumier et fils a porté plainte et s'est constituée partie civile contre Fabienne X..., reprochant à cette dernière d'avoir soustrait par photocopie des documents qui appartenaient à l'entreprise et qu'elle a produits devant le conseil des prud'hommes, dans le cadre de l'instance l'opposant à son employeur ;

Attendu que, pour relaxer la prévenue, l'arrêt attaqué retient que celle-ci est fondée à invoquer l'erreur sur le droit, au motif que, si la chambre criminelle de cette juridiction considère que de tels agissements, quel qu'en soit le mobile, sont constitutifs de vol, Fabienne X... a pu croire à la licéité de son action dès lors que la chambre sociale reconnaît le droit pour un salarié de produire en justice, en vue d'assurer sa défense dans le procès qui l'oppose à son employeur devant le juge prud'homal, les documents de l'entreprise dont il a connaissance dans l'exercice de ses fonctions ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, les juges ont fait une fausse application de l'article 122-3 du Code pénal et n'ont, pour le surplus, pas donné de base légale à leur décision ;

Que, d'une part, l'erreur de droit n'était pas invincible ;

Que, d'autre part, les juges n'ont pas recherché, comme ils le devaient, si les documents dont s'agit étaient strictement nécessaires à l'exercice des droits de la défense de la prévenue dans le litige l'opposant à son employeur ;

D'où il suit que la cassation est encourue ;

Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu d'examiner le premier moyen de cassation proposé ;

CASSE et ANNULE en toutes ses dispositions l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Rouen en date du 18 décembre 2002 et pour qu'il soit jugé à nouveau conformément à la loi,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Versailles, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Rouen, sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.

Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;

Etaient présents aux débats et au délibéré : M. Cotte président, Mme Anzani conseiller rapporteur, M. Joly, Mme Chanet, MM. Beyer, Pometan, Mmes Nocquet, Palisse conseillers de la chambre, Mme Ménotti conseiller référendaire ;

Avocat général : M. Fréchède ;

Greffier de chambre : M. Souchon ;

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;

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