Conseil d'État, 7ème et 2ème sous-sections réunies, 29/09/2010, 319481

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 6 août et 31 octobre 2008 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la SOCIETE BABEL, dont le siège est 17 boulevard Saint-Martin à Paris (75003) ; la société demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt du 26 mai 2008 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille a rejeté sa requête tendant à l'annulation du jugement du 28 octobre 2005 par lequel le tribunal administratif de Marseille avait rejeté sa demande tendant à la condamnation de la commune d'Orange à réparer le préjudice résultant du dépassement de délai du chantier de réalisation d'un pôle culturel et à lui verser une somme de 322 664,21 euros en principal, majorée des intérêts légaux à compter du 5 mai 1999 et de la capitalisation des intérêts ;

2°) de mettre la somme de 3 500 euros à la charge de la commune d'Orange au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code des marchés publics ;

Vu la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 ;

Vu le décret n° 93-1268 du 29 décembre 1993 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Frédéric Dieu, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP Vier, Barthélemy, Matuchansky, avocat de la SOCIÉTÉ BABEL et du conseil régional de l'ordre des architectes d'Ile-de-France et de la SCP Laugier, Caston, avocat de la commune d'Orange,

- les conclusions de M. Nicolas Boulouis, rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Vier, Barthélemy, Matuchansky, avocat de la SOCIÉTÉ BABEL et du conseil régional de l'ordre des architectes d'Ile-de-France et à la SCP Laugier, Caston, avocat de la commune d'Orange ;



Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que par un marché en date du 15 juin 1992, la commune d'Orange a confié à la SOCIETE BABEL la maîtrise d'oeuvre de la réalisation du pôle culturel de la commune ; que deux avenants au marché, conclus les 29 mars 1994 et 1er mars 1996, ont augmenté la rémunération du maître d'oeuvre ; que les travaux relatifs à la réalisation de ce pôle se sont achevés le 3 avril 1997 avec un retard de quatorze mois ; que, le 5 mai 1999, la SOCIETE BABEL a notifié à la société SCIC Développement, maître d'ouvrage délégué de la commune d'Orange, un mémoire en réclamation pour obtenir le paiement de prestations supplémentaires consécutives à l'allongement de la durée du chantier ; que tant la société SCIC Développement que la commune d'Orange ont refusé de faire droit à cette demande ; qu'après avoir ordonné une expertise, le tribunal administratif de Marseille a, par jugement du 28 octobre 2005, rejeté la demande de la SOCIETE BABEL tendant à la condamnation de la commune d'Orange à l'indemniser du préjudice résultant de l'allongement du chantier ; que la société se pourvoit contre l'arrêt du 26 mai 2008 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille a confirmé ce jugement ;

Sur la recevabilité de l'intervention du conseil régional de l'ordre des architectes d'Ile-de-France :

Considérant que la décision à rendre dans le présent pourvoi, dirigé contre un arrêt ayant statué sur un litige de plein contentieux ayant opposé, devant les juges du fond, la SOCIETE BABEL à la commune d'Orange, n'est pas susceptible de préjudicier au conseil régional de l'ordre des architectes d'Ile-de-France, qui ne peut se prévaloir d'aucun droit propre à cet égard ; que, par suite, son intervention au soutien du pourvoi de la SOCIETE BABEL n'est pas recevable ;

Sur le pourvoi :

Considérant, en premier lieu, que la cour administrative de Marseille, qui n'a pas dénaturé les conclusions de la SOCIETE BABEL en les regardant comme fondées notamment sur le terrain de la responsabilité contractuelle de la commune, n'était pas tenue de répondre à son argumentation selon laquelle la commune aurait, par deux courriers, reconnu son droit à être indemnisée à l'appui de son moyen tiré de ce que la prolongation des travaux lui ouvrait droit à une indemnisation au titre des travaux supplémentaires ;

Considérant, en deuxième lieu, qu'aux termes de l'article 9 de la loi du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'oeuvre : la mission de maîtrise d'oeuvre donne lieu à une rémunération forfaitaire fixée contractuellement. Le montant de cette rémunération tient compte de l'étendue de la mission, de son degré de complexité et du coût prévisionnel des travaux ; qu'aux termes de l'article 30 du décret du 29 décembre 1993 relatif aux missions de maîtrise d'oeuvre confiées par des maîtres d'ouvrage publics à des prestataires de droit privé : Le contrat de maîtrise d'oeuvre précise, d'une part, les modalités selon lesquelles est arrêté le coût prévisionnel assorti d'un seuil de tolérance, sur lesquels s'engage le maître d'oeuvre, et, d'autre part, les conséquences, pour celui-ci, des engagements souscrits. (...) En cas de modification de programme ou de prestations décidées par le maître de l'ouvrage, le contrat de maîtrise d'oeuvre fait l'objet d'un avenant qui arrête le programme modifié et le coût prévisionnel des travaux concernés par cette modification, et adapte en conséquence la rémunération du maître d'oeuvre et les modalités de son engagement sur le coût prévisionnel ;

Considérant qu'il résulte de ces dispositions que le titulaire d'un contrat de maîtrise d'oeuvre est rémunéré par un prix forfaitaire couvrant l'ensemble de ses charges et missions, ainsi que le bénéfice qu'il en escompte, et que seules une modification de programme ou une modification de prestations décidées par le maître de l'ouvrage peuvent donner lieu à une adaptation et, le cas échéant, à une augmentation de sa rémunération ; que la prolongation de sa mission n'est de nature à justifier une rémunération supplémentaire du maître d'oeuvre que si elle a donné lieu à des modifications de programme ou de prestations décidées par le maître d'ouvrage ; qu'en outre, le maître d'oeuvre ayant effectué des missions ou prestations non prévues au marché de maîtrise d'oeuvre et qui n'ont pas été décidées par le maître d'ouvrage a droit à être rémunéré de ces missions ou prestations, nonobstant le caractère forfaitaire du prix fixé par le marché si, d'une part, elles ont été indispensables à la réalisation de l'ouvrage selon les règles de l'art, ou si, d'autre part, le maître d'oeuvre a été confronté dans l'exécution du marché à des sujétions imprévues présentant un caractère exceptionnel et imprévisible, dont la cause est extérieure aux parties et qui ont pour effet de bouleverser l'économie du contrat ; que la cour n'a donc pas commis d'erreur de droit en ne reconnaissant pas un droit à indemnisation à la SOCIETE BABEL du seul fait de la prolongation de sa mission indépendamment, soit d'une modification du programme ou des prestations décidée par le maître de l'ouvrage, soit de la réalisation de prestations indispensables à la réalisation de l'ouvrage selon les règles de l'art ou consécutives à des sujétions imprévues répondant aux caractéristiques décrites ci-dessus ;

Considérant, en troisième lieu, qu'il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que la cour, en jugeant que la société n'établissait pas que l'allongement de la durée du chantier aurait induit pour elle des sujétions imprévues, faute pour les circonstances alléguées de revêtir un caractère imprévisible ou exceptionnel, n'a pas entaché son appréciation de dénaturation ; que de même, elle n'a pas dénaturé les pièces du dossier en relevant que les missions complémentaires réalisées par la SOCIETE BABEL n'étaient pas indispensables à la réalisation de l'ouvrage selon les règles de l'art ;

Considérant toutefois, que pour rejeter la demande de la SOCIETE BABEL tendant au paiement des prestations supplémentaires induites par les modifications voulues par le maître de l'ouvrage, la cour administrative d'appel de Marseille a relevé que les avenants n°s 1, 2 et 3 les avaient prises en compte ; qu'il ressort cependant des pièces du dossier qui lui était soumis que, ce faisant, elle a entaché son arrêt de dénaturation, dès lors que le projet d'avenant n° 3, prévoyant une rémunération forfaitaire supplémentaire du maître d'oeuvre de 25 306,54 euros hors taxes au titre d'une recherche d'économies sur le projet, a été signé par la SOCIETE BABEL mais pas par le maître d'ouvrage et n'a, en conséquence, pas donné lieu à paiement ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la SOCIETE BABEL est fondée à demander l'annulation de l'arrêt du 26 mai 2008, dans la seule mesure où il n'a pas fait droit à ses conclusions tendant au paiement des missions supplémentaires réalisées à la demande du maître de l'ouvrage et correspondant au projet d'avenant n° 3 au contrat de maîtrise d'oeuvre ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans cette mesure, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

Considérant qu'ainsi qu'il a été dit, le projet d'avenant n° 3 n'a pas été signé par le maître d'ouvrage et n'a pas donné lieu à paiement, alors que l'étude a été effectivement réalisée par la société ; que, dès lors qu'il résulte de l'instruction qu'il s'agissait de prestations utiles décidées par le maître d'ouvrage, la SOCIETE BABEL est, dans cette mesure fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Marseille a refusé de faire droit à sa demande tendant au versement de la somme de 25 306,54 euros HT correspondant aux études complémentaires relatives aux économies sur le projet que le maître d'ouvrage lui avait demandées ; que cette somme sera majorée des intérêts au taux légal à compter du 5 mai 1999, date de présentation de la réclamation de la société, et de la capitalisation des intérêts, à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de la commune d'Orange le versement à la SOCIETE BABEL de la somme de 3 000 euros au titre de l'ensemble de la procédure ;




D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille du 26 mai 2008 est annulé, en tant qu'il a rejeté les conclusions de la SOCIETE BABEL tendant à la condamnation de la commune d'Orange à lui verser une somme de 25 306,54 euros hors taxes au titre des prestations supplémentaires réalisées à la demande de la commune.

Article 2 : La commune d'Orange est condamnée à verser à la SOCIETE BABEL une somme de 25 306,54 euros hors taxes, majorée des intérêts au taux légal à compter du 5 mai 1999 et de la capitalisation des intérêts, à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Marseille du 28 octobre 2005 est réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.

Article 4 : La commune d'Orange versera à la SOCIETE BABEL une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions du pourvoi est rejeté.

Article 6 : La présente décision sera notifiée à la SOCIETE BABEL et à la commune d'orange.

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