Conseil d'Etat, 10ème et 9ème sous-sections réunies, du 27 juin 2005, 267586, publié au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la requête, enregistrée le 14 mai 2004 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée par M. Nicolas X, élisant domicile au siège de la société d'exercice libéral à responsabilité limitée ... ; M. X demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler, pour excès de pouvoir, la décision de rejet née du silence gardé par le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales sur sa demande, en date du 12 janvier 2004, tendant à l'abrogation de l'arrêté du 6 juillet 1962 par lequel le ministre de l'intérieur, faisant application des dispositions de l'article 14 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, a interdit, en premier lieu, de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans l'ouvrage intitulé L'Epi monstre dont l'exposant est l'auteur, en deuxième lieu, d'exposer cet ouvrage à la vue du public en quelque lieu que ce soit et, en dernier lieu, d'effectuer toute publicité en faveur de cet ouvrage ;

2°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales d'abroger cet arrêté, sous astreinte ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Vu la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse ;

Vu la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949, sur les publications destinées à la jeunesse modifiée par l'article 42 de l'ordonnance n° 581298 du 23 décembre 1958 et par la loi n° 6717 du 4 janvier 1967 ;

Vu la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 modifiée, relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et le public ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Guillaume Larrivé, Auditeur,

- les conclusions de Mme Marie-Hélène Mitjavile, Commissaire du gouvernement ;


Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, l'imprimerie et la librairie sont libres ; que l'article 14 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse tel qu'il a été modifié par la loi du 4 janvier 1967 prévoit toutefois que le ministre de l'intérieur est habilité à interdire de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique, ou de la place faite au crime ou à la violence (...) et peut, en outre, assortir cette mesure de l'interdiction d'exposer ces publications à la vue du public (...) et de faire pour elles de la publicité par la voie d'affiches ainsi que, le cas échéant, de l'interdiction d'effectuer, en faveur de ces publications, de la publicité de quelque nature que ce soit ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que, par un arrêté du 6 juillet 1962, le ministre de l'intérieur, faisant application des dispositions de l'article 14 de la loi du 16 juillet 1949 dans leur rédaction alors en vigueur issue de l'article 42 de l'ordonnance du 23 décembre 1958 susvisée, a interdit, en premier lieu, de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans l'ouvrage intitulé L'Epi monstre dont M. X est l'auteur, en deuxième lieu, d'exposer cet ouvrage à la vue du public en quelque lieu que ce soit et, en dernier lieu, d'effectuer toute publicité en faveur de cet ouvrage ; que M. X demande l'annulation, pour excès de pouvoir, de la décision implicite née du silence gardé par le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales sur sa demande, en date du 12 janvier 2004, tendant à l'abrogation de l'arrêté du 6 juillet 1962 en tant qu'il concerne l'ouvrage intitulé L'Epi monstre ;

Considérant que s'il est constant que l'ouvrage intitulé L'Epi monstre fait une large place à l'évocation de relations incestueuses entre un père et ses filles, il ressort des pièces du dossier que, à la date de la décision attaquée, en l'absence de circonstances particulières alléguées par le ministre de l'intérieur, la diffusion de l'ouvrage L'Epi monstre ne présentait pas pour la jeunesse un danger d'une gravité telle que le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales pouvait légalement s'abstenir d'abroger l'arrêté du 6 juillet 1962 ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que M. X est fondé à demander l'annulation de la décision attaquée ;

Sur les conclusions aux fins d'injonction sous astreinte :

Considérant qu'aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution. ; qu'aux termes de l'article L. 911-3 du même code : Saisie de conclusions en ce sens, la juridiction peut assortir, dans la même décision, l'injonction prescrite en application des articles L. 911-1 et L. 911-2 d'une astreinte qu'elle prononce dans les conditions prévues au présent livre et dont elle fixe la date d'effet. ;

Considérant que l'annulation de la décision implicite par laquelle le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales a refusé d'abroger l'arrêté du 6 juillet 1962, en tant qu'il concerne l'ouvrage intitulé L'Epi monstre, implique nécessairement l'abrogation des dispositions dont l'illégalité a été constatée ; qu'il y a lieu pour le Conseil d'Etat d'enjoindre au ministre de l'intérieur de procéder à cette abrogation dans un délai d'un mois à compter de la notification de la présente décision ; qu'en revanche, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions de la requête tendant à ce que cette injonction soit assortie d'une astreinte ;

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros que M. X demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;


D E C I D E :

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Article 1er : La décision implicite par laquelle le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales a rejeté la demande de M. X tendant à l'abrogation de l'arrêté du 6 juillet 1962 par lequel le ministre de l'intérieur, faisant application des dispositions de l'article 14 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, a interdit, en premier lieu, de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans l'ouvrage intitulé L'Epi monstre dont M. X est l'auteur, en deuxième lieu, d'exposer cet ouvrage à la vue du public en quelque lieu que ce soit et, enfin, d'effectuer toute publicité en faveur de cet ouvrage, est annulée.

Article 2 : Il est enjoint au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire d'abroger l'arrêté du 6 juillet 1962 en tant qu'il concerne l'ouvrage intitulé L'Epi monstre, dans un délai d'un mois à compter de la notification de la présente décision.

Article 3 : L'Etat versera à M. X une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. Nicolas X et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire.


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